“Les rencontres tissent le fil de nos rêves et de nos réalités.”
La période où Chloé s’emploie à photographier se poursuit. Je me demande si elle ne rêve pas de devenir reporter de guerre, ce qui expliquerait peut-être son entrain à capturer l’horreur. Etant son seul sujet, son modèle privilégié, comme si l’objectif pouvait révéler la beauté enfouie en moi. Mais en vérité, je suis surtout le témoin involontaire de ses efforts pour saisir ce qui, en réalité, n’est pas si facile à capturer : mon propre ridicule devant un appareil photo.
Encore une semaine, et Chloé aura achevé sa tâche de directrice de la bijouterie. Quant à moi, je suis déjà plongée dans l’attente de nos vacances. Entre les invitations chez nos amis et nos restaurants favoris que nous tenons à fréquenter avant notre départ, il paraît évident que notre balance risque de nous dire des mots désagréables, étant donné que notre poids risque de s’en ressentir. Mais qu’y puis-je ? Il est si difficile de satisfaire tout le monde, surtout lorsque l’on a affaire à une balance aussi rabat-joie qu’elle ! Chloé suggère que nous lui retirions la pile avant de monter dessus, juste pour lui couper la parole. Je crois que nous allons opter pour l’omission de la pesée : ce sera plus simple, et cela nous permettra de profiter pleinement de nos congés. Nous ferons le point à notre arrivée à Lausanne. L’avantage, c’est que nous ne pourrons que progresser !
Avec Chloé, on aurait voulu commencer tout de suite dans notre appartement. Nous nous étions imaginé les premières nuits, avec des gestes tendres, les pièces à apprivoiser. Mais l’appel est tombé ce matin. L’architecte a parlé vite, d’une voix neutre : deux mois de retard. Il s’excusait, comme s’il fallait encore y croire. Je n’ai rien dit. J’ai pensé : ce sera décembre, au mieux. Ce genre de délais, je les connais. Il y a toujours quelque chose qui coince, toujours un imprévu qu’on appelle "normal". Alors nous attendrons. Encore. Et ce qu’on croyait tout proche s’éloigne un peu, comme un décor qu’on remonte en fond de scène. C’est frustrant, bien sûr. Mais le père de Chloé nous avait prévenues.
En attendant, nous allons rester dans l’anticipation du départ, une légèreté particulière. Organiser nos vacances nous donne l’illusion que tout peut s’ordonner. Le surcroît de tâches ne pèse plus, il devient presque complice de notre hâte. Tout est prêt maintenant : billets réservés, horaires fixés, nos hôtes avertis de notre arrivée, de notre départ — comme si, un instant, le monde acceptait de se plier à notre tracé.
Voici le programme que nous avons réussi, Chloé et moi, à établir :
Six jours à Manhattan, du 4 au 10 août — hélas, le temps file, la durée se réduit. De plus, mon oncle, frère cadet de mon père, et ma tante souhaitent m’entretenir de choses importantes, m'ont-ils dit. Je ne sais pas pourquoi… Ils voyagent beaucoup, et mes visites aux Etats-Unis coïncident rarement avec leur emploi du temps. Mais au-delà de ces obligations familiales, c’est surtout l’émotion de retrouver Zabeth et ma famille de cœur qui m’agite. Je suis impatiente d’embrasser Holly, la mère de Zabeth, et de rencontrer Jordan, le petit garçon de Cassy, la sœur de Zabeth, et de John, l'heureux papa. Nous arrivons les valises pleines de cadeaux.
Notre retour en Europe est prévu pour le 11 août, atterrissage à Biarritz. Nous avons une location de voiture pour rejoindre Hossegor, pour rendre visite à mes grands-parents, pour deux jours. Nous rendrons ensuite la voiture et prendrons un vol le 14 août vers Nice, où nous retrouverons les grands-parents de Chloé. Une autre voiture nous y attendra. Là encore, nous resterons jusqu’au 17. Enfin, nous entamerons la dernière étape de nos congés : si tout se passe comme prévu, nous retrouverons nos quatre parents à Ramatuelle, dans la maison de campagne, pour une semaine. Le dimanche 24, nous repartirons pour Paris, récupérer la voiture et nos affaires, avant de prendre la route vers notre nouveau meublé helvétique. Il nous faudra bien une semaine pour prendre nos marques avant de commencer mon service d'internat en première année.
Seul un emploi du temps précis peut nous permettre de renouer avec ceux que nous aimons, avant de les quitter. C’est à la fois ironique et révélateur : à l’approche de notre départ pour la Suisse, tant de personnes tiennent soudain à nous voir une dernière fois. On dirait que nous partons pour un exil lointain, presque inquiétant. Chloé, avec son humour mordant, m'a fait remarquer qu’en toute logique, ce devrait être à nous de solliciter ces adieux. Après tout, c’est nous qui les quittons. Nous partons vers une stabilité, un avenir structuré ; eux restent ici, en France, un pays qui décline lentement, rongé par une insécurité devenue banale, de plus en plus disloqué, comme si une forme de chaos silencieux s’y installait. Chloé dit qu’on se croirait parfois dans un pays du tiers-monde. Et il faut bien reconnaître qu’entre les petits trafics, les visages fermés, les tensions rampantes, il y a quelque chose qui ne tourne plus rond sur le sol de mes ancêtres.
Comme prévu, je suis descendue à Lausanne vendredi, pendant que Chloé, retenue à sa bijouterie, s’affairait à ses responsabilités. J’ai pris le train. Le trajet m’a permis de réviser, de mettre de l’ordre dans mes notes, de vagabonder un peu dans mes pensées. J’avais mon laptop sur les genoux, mais je crois que j’ai surtout apprécié ce moment de calme, suspendu entre deux points de vie.
J'avais fait parvenir aux propriétaires une photo de moi (pas difficile à trouver avec Chloé) afin qu'ils me reconnaissent. A mon arrivée, je les ai tout de suite aperçus. Ils m’attendaient sur le quai, droits, souriants. Un couple, sans doute dans les soixante-quinze ans, en bonne santé, au port assuré. Il y avait chez eux une élégance certaine — discrète, fluide — semblable à celle de mes parents. Cette manière de se tenir, de parler, de recevoir, qui n’a nul besoin d’artifice. Un raffinement qui s’impose sans bruit, non par ostentation, mais par habitude — et ici, décliné avec une simplicité plus douce encore.
Dès les premiers instants, tout fut facile. Les échanges étaient fluides, les sourires sincères, une politesse non feinte, presque joyeuse.
Je me suis excusée auprès d'eux de l’absence de Chloé. Elle aurait aimé être là, évidemment, mais elle dirige une grande bijouterie de haute joaillerie ; son emploi du temps ne laisse que peu de marge. Madame a eu ce petit rire complice, puis cette phrase :
— « Le travail est la meilleure des excuses ! »
Nous avons visité l’appartement. Il est petit, oui. Mais magnifique. Entièrement rénové, baigné de lumière, avec une sobriété qui me parle. Tout est propre, juste, apaisant. Un peu moins bien situé que notre appartement, mais à côté du tramway.
Très vite, j’ai senti que nous parlions la même langue. Pas seulement le français, non : une langue invisible, faite de retenue, de curiosité bienveillante, de respect simple. Pas de doute, nous possédons les mêmes codes.
Nous avons évoqué nos familles respectives. Ils m’ont confié, sans emphase, appartenir à la noblesse suisse. Ils se sont montrés sincèrement curieux de mon nom, de la double particule, de ma famille, de mes projets professionnels. Mon désir de devenir pédiatre, mon engagement dans l’humanitaire semblaient les toucher. J’ai dû leur dire, avec un certain embarras, que je ne méritais pas tant d’éloges. Ce n’est pas un mérite, non. C’est un devoir. Mon éducation m’a appris cela : que lorsqu’on a reçu beaucoup, il faut donner sans attendre de retour.
Quand j’ai voulu leur remettre un chèque — simple précaution, pour d’éventuelles dégradations accidentelles, ou simplement par souci de correction —, ils l’ont refusé avec une fermeté tranquille.
Plus tard, en racontant la scène à Chloé, sa réponse a fusé, moqueuse :
— « Coool, je vais pouvoir peindre sur les murs ! »
Elle plaisantait, bien sûr. Mais j’ai souri, en l’imaginant déjà choisir la couleur. N'oublions pas cependant qu'à Lille Chloé avait peint sur une porte et un dessin dans les toilettes.
Ils m’ont remis deux jeux de clés. Le geste était simple, mais je l’ai reçu comme une marque de confiance, presque intime.
L’administratif réglé, ils ont proposé de prendre un apéritif — « bien mérité », a précisé Monsieur avec un clin d’œil. Nous sommes descendus à la brasserie du coin. Il a fallu insister pour que je puisse leur offrir ce verre, ce petit moment partagé, que j’ai pris soin de ne pas banaliser.
Avant de nous séparer, Madame m’a lancé, avec cette douceur légèrement solennelle :
— « C’est agréable de voir une jeune femme porter autant de valeurs et de responsabilités avec naturel. » (Depuis, je crois que mes chevilles ont enflé.)
Je n’ai rien répondu, juste offert mon plus beau sourire. Après tout, ce sont eux qui nous ouvrent les portes de leur pied-à-terre, sans exiger la moindre contrepartie. Cette générosité-là, si rare aujourd’hui, mérite qu’on sache simplement la recevoir avec gratitude.
Je me suis laissée un peu aller à flâner dans Lausanne, où j’ai déjeuné d’un plat du jour dans une brasserie. En début d’après-midi, il fallait reprendre le train pour Paris. Sans vouloir me plaindre, quatorze heures de voyage dans une seule journée, cela fait beaucoup !
Je suis arrivée à bout de forces, le corps vidé, à peine le temps de me délester de ma fatigue par une douche rapide, puis de changer d’habit, car le soir même, nous étions invitées chez Pamplemousse Rose, accompagnées de quatre de ses amies que nous ne connaissions pas.
Au menu : apéro dînatoire puis pizzas, salade verte avec des oignons blancs, et pour finir glace vanille et Pamplemousse Rose avait fait tremper des raisins de Corinthe dans du rhum. Et elle a ajouté une lampée de rhum et de sucre de canne sur la glace (nous aurions dû éviter le rhum !). Pour accompagner ce repas, du vin rosé frais, un festin simple mais prometteur. J’avais soigneusement acheté la quantité de vin requise par notre hôtesse, car Pamplemousse Rose savait pertinemment que mon choix serait différent des mixtures habituelles qu'elle achète. Cette fille a toutes les qualités sauf pour le choix des vins. Elle choisit le vin à la joliesse de la bouteille ou de l'étiquette. (no comment !)
En partant de chez mes beaux-parents, Chloé m’ordonna : « Je prends les fleurs, tu t’occupes des bouteilles. » Ne me ferais-je pas avoir ?
Nous sommes donc arrivées chargées de trois jéroboams Garrus Château d’Esclans Rosé 2000, c'est un cépage Grenache noir, ainsi qu'un énorme bouquet de fleurs acheté par Chloé. (Oui, nous faisons concurrence à Romain.)
Pamplemousse Rose avait accompli une tâche remarquable, une œuvre de finesse et de goût qui méritait toute notre reconnaissance. Lors de l’apéritif, une multitude d’olives, de variétés diverses, provenaient d’un traiteur italien. Il y en avait certaines au piment, d’autres au poivron, mais surtout ces olives marinées aux zestes d’agrumes, qui semblaient évoquer une douceur à la fois vive et subtile — un véritable enchantement pour les sens.
Les mets se succédaient, déployant une palette de saveurs et de textures : deux verrines gourmandes, chacune différente des amuse-bouches classiques, des rouleaux de printemps aux crevettes, des feuilles de vigne, mais aussi cette découverte inattendue, des rouleaux de tortilla aux cornichons, que j’ai vraiment adorés. Comme une petite victoire au sein de cette symphonie gustative. Mon rosé, léger et fruité, se mêlait à cette ambiance, et tous semblaient l’apprécier, telle une compagne discrète de cette harmonie.
Impossible de tout savourer, tant la beauté des petites bouchées invitait à la délectation ; vouloir tout manger, c’était renoncer à la pizza.
Les pizzas, cuites au feu de bois dans une authentique pizzéria, furent un délice à chaque bouchée. Était-ce parce que j’avais peu déjeuné, ou simplement parce que l’instant s’était révélé propice à la jouissance, que je me délectai avec un tel enthousiasme ? Chloé, ayant déjà beaucoup mangé et bu à l’apéritif, me déposa, comme à son habitude, la moitié de sa pizza dans mon assiette.
La salade verte, agrémentée d’oignons blancs, était d’une fraîcheur éclatante, son croquant évoquant cette simplicité essentielle que la patience — secret de Pamplemousse Rose : cette longévité dans l’eau — avait révélée, presque un secret. Enfin, le dessert : ces raisins de Corinthe, trempés dans le rhum, constituaient une merveille, une douceur pleine de promesses, une invitation à la contemplation.
Prenant conscience de cet instant de bonheur que nous partagions, nous avons alors abordé la question de la valeur du temps. Un sujet que l’on pourrait qualifier de « marronnier », me direz-vous, mais dans la bouche de nos échanges oscillait entre clichés et lapalissades : le temps qui passe inexorablement, du temps qui nous file entre les doigts. Hier encore, nous étions au lycée. Chaque seconde qui s’écoule ne reviendra jamais. La valeur du temps ne se mesure pas en argent, les moments agréables semblent passer trop vite, qu'il vaut mieux passer une heure pleinement présente et engagée que plusieurs heures dispersée et distraite, et j'en oublie…
pour en arriver à la conclusion : Le temps nous échappe ! (Wow… ah, quand même ??? Je sens que c'est ma soirée qui va être longue ! (Je retrousse mon nez !)
Alors soit, ce sont des vérités indéniables, certes, mais il n’en demeure pas moins que tout cela, en somme, ne présente aucun intérêt ou si, lorsque vous avez neuf ans et que cette conversation se déroule dans une cour de récréation. Mais entre vingt-cinq et trente-cinq ans, toutes diplômées d'études supérieures, cela est effrayant, non ?
Lorsque j'ai évoqué saint Augustin et Socrate pour élever un peu le débat, en particulier le discours de Socrate à travers les dialogues de Platon, ou Heidegger sur sa réflexion profonde : « Être et temps ». Pamplemousse Rose a immédiatement dit : « Les filles, n'entrouvez pas cette porte avec Til sinon, dans cinq minutes, nous aurons toutes l'air d'idiotes ! » Cela a fait sourire tout le monde…
Alors j'ai pris ma voix de petite fille pour leur dire : « Oui, mais bon, de toute manière, le temps représente la vie elle-même. Et sinon, il fait beau chez vous ? » Une explosion de rire vint déminer ce petit temps de tension.
Et là, Pamplemousse a lancé : « Racontez-moi une de vos meilleures anecdotes, pour qu’on rigole. » Et voilà la soirée partie, dans un tourbillon de souvenirs, de rires et de blagues, mais bien loin de la philosophie. Chloé, elle était déjà appuyée contre mon épaule prête à dormir.
Je n’ai pas pu m’empêcher, un instant, de me demander si j’étais une casse-ambiance ? En réalité, je pense que c’est un problème de dynamique de groupe. Ce sont mes interactions qui ne fonctionnent pas. Je vais mettre cette réflexion de côté pour l’instant et demander à Irène si elle connaît des ouvrages sur ce sujet. A la fin de cette soirée, Chloé, qui s'était réveillée, s’efforçait de me convaincre que le rosé n’était pas si rosé que ça ! (Mais bien sûr… ma chérie, l'expérience m'a appris : ne jamais contredire une chérie ivre !).
Disons que Chloé avait festoyé avec générosité, mais elle n’était pas la seule à laisser ses inhibitions de côté.
Camille, titubant, désirait se rendre « aux ouatères closètes » (mettez l'accent tonique où vous pouvez !), tout en affirmant sur un ton complice : « Non mais, parce que, tu comprends, j’ai des choses à faire, mais c'est top secret ! » (Ce qui, évidemment, se passe de tout commentaire !) jusqu'au moment où elle se coucha par terre car « c'est mieux là, le frais par terre, vous voulez pas venir me rejoindre ? Ben oui, parce que la chaleur, ça monte, c'est connu !». Je lui ai donc répondu, avec un sourire malicieux : « Si cela ne te dérange pas, je vais attendre un peu avant de me rouler par terre, comme un animal. »
Quant à Francine, si captivante en début de soirée, une fois saoule, elle se révélait aussi intéressante qu'une râpe à fromage sans picot : elle baragouinait des choses incompréhensibles, toutes ses phrases se terminant par : « Chuuuut, on s’comprend ! » (Je ne suis pas sûre, mais soit…) En allant aux toilettes, elle se regarde dans le miroir de l'entrée et explose de rire. (ok...)
Enfin, Audray, son tee-shirt avait mystérieusement disparu (Houdini sans doute), en soutien-gorge et sa jupe remontée jusqu’aux oreilles, me déclamait sa flamme : « J’vais dire, j'vais vnir t'faire un p'tit bisou, parce que t'es ma pote, j’t’aime bien, la de la machin chose de bidule. » Ma réponse immédiate : « Mmm, désolée, je crois que j’ai mon herpès contagieux qui vient de pointer son nez. » Mais elle ne capitula pas aussi facilement : « Non mais hé, j'suis pas bourrée, juste un peu joviale ! » (Joviale… oui, c'est le mot que je cherchais !) Et pour finir, elle voulait me parler en anglais, car subitement elle est devenue bilingue. Enfin, je vous laisse apprécier la suite… Elle me dit « Never stop looking for a pines ». Wow… Je sais que le vin désinhibe, mais là… Je vous laisse imaginer ma tête ! (I must have been blushing all over at such coarse language!) Et que dois-je faire de cette information ? Si je traduis, elle vient de me dire : « Ne cesse jamais de chercher un pénis ! » Puis, soudain, je me suis mise à rire aux éclats. Pamplemousse Rose m’interpella : « Toi aussi le vin vient de te montrer à la tête ? » Alors, je lui explique ce que je viens de réaliser, ce qu'Audrey voulait nous dire : « Never stop looking for happiness » que je pourrais traduire par : ne jamais arrêter de chercher le bonheur. Ah, les subtilités de l’anglais : à ne pas prononcer les "H" aspiré, cela peut s'avérer fort dangereux !
Elles sont toutes restées dormir chez Pamplemousse Rose. La seule inquiétude de Pamplemousse Rose : « Vais-je avoir assez de bassines ? » (A rajouter sur notre future liste d'achats pour Lausanne : des bassines !)